20 février 2025

La pensée paradoxale: une solution et un défipar Gilles Tétu, PCC

Le réseau de la santé doit réduire ses coûts d’environ un milliard et demi de dollars tout en préservant ses services. Il s’agit d’un paradoxe intéressant, à prendre comme exemple, car les gestionnaires se retrouvent souvent face à de tels défis qui semblent contradictoires. Comment aborder ce genre d’opposition ? Le danger réside dans le risque de tomber dans la double contrainte (leadership paratoxique) (1,2). Nous explorerons dans cet article ce phénomène ainsi que l’avantage d’adopter une pensée paradoxale pour résoudre ce type de situation complexe.

La double contrainte

La double contrainte se manifeste lorsqu’un individu ou une organisation reçoit deux ordres contradictoires, accompagnés de sanctions ou de récompenses pour souder le tout. Dans ce contexte, il est impossible de trouver une action correcte (1). Cela engendre de la démotivation, de l’impuissance, du stress et de l’épuisement professionnel ayant des conséquences néfastes pour les organisations, allant à l’encontre de l’objectif recherché (2).

Dans le cas présent de Santé Québec, personne ne croit qu’une telle coupure se fera à 100% et avec 0% d’impact sur les services, et ce, en quelques mois. Si on y ajoute des pressions supplémentaires (sanctions ou récompenses), cela relèverait d’une double contrainte qui occasionnerait une crise qui serait contre-productive.

L’avantage de la pensée paradoxale

Selon des chercheurs tels que Smith, Lewis et Tushman (3), l’idée selon laquelle les organisations ont besoin de stabilité pour prospérer est fausse. En réalité, ce sont les tensions issues des contradictions qui permettent de stimuler la créativité et l’innovation. Celles-ci ne doivent pas être éliminées, mais au contraire exploitées pour générer des solutions nouvelles. Elles doivent plutôt générer un exercice continu du type « les deux à la fois/et » qui revient à exiger « comment diminuer le budget et garder le service ».

C’est là qu’intervient la pensée paradoxale. Cette approche reconnaît les contradictions (comme la double contrainte), mais contrairement à cette dernière, elle ne repose pas sur des mesures de punitions ou de récompenses, qui limitent ou emprisonnent des pistes de solutions. La théorie des paradoxes (4) « explore comment les organisations peuvent tirer parti des exigences opposées et soutient que vivre avec le paradoxe, plutôt que de l’éliminer, conduit à la « nouveauté créative ». Il s’agit de marier les contraires (5) pour faire émerger de nouvelles idées. Cette approche a été initiée par Zhang (2015), chercheur à l’Université Rice de Houston, qui a exploré comment les organisations peuvent tirer parti de ces tensions pour se réinventer.

Le cerveau paradoxal et la créativité

D’après Brughmans (6), l’idée qu’il faille "couper la poire en deux" pour résoudre un paradoxe est erronée. Au contraire, les tensions devraient être vues comme une opportunité pour développer des solutions innovantes.

Habituellement (7), lorsque nous sommes confrontés à une contradiction, notre cerveau cherche une réponse simple, soit l’un ou soit l’autre. Or, dans une pensée paradoxale, il nous faut envisager simultanément les deux options concurrentes, l’un et l’autre, ce qui peut générer des réponses plus créatives.

L’état d’esprit paradoxal (7) accepte les tensions et est à l’aise avec l’inconfort de l’ambiguïté et de l’incertitude.

Le fait d’accepter (9) plutôt que de rejeter des demandes opposées crée de l’inspiration, mais aussi de la flexibilité et une plus grande productivité. Ces demandes divergentes peuvent être vues, non pas comme un conflit à éviter, mais comme une opportunité de croissance. À condition d’avoir le bon état d’esprit, la coupure ne doit pas être vue comme une fin en soi, mais constitue l’un des éléments de la contradiction.

Comment actualiser la pensée paradoxale (5)

Préalablement, il est préférable d’être à l’écoute des idées des autres, de regarder le problème sous divers angles et d’être prêt à changer son plan. Il ne faut pas l’exécuter sans stratégie au risque d’occasionner un problème plus grave. Le tout est plus facile dans un milieu ayant un bon sentiment d’appartenance.

Les étapes consistent à (6,8) :

  1. Reconnaître la polarité : Il est important de nommer la tension pour que tous les membres de l’équipe puissent se sentir compris et soutenus dans cette réalité partagée.
  2. Analyser les besoins sous-jacents : Identifier les besoins fondamentaux de chaque côté de la polarité permet d’aller au-delà de la simple confrontation d'idées opposées, pour explorer les liens et solutions possibles.
  3. Reformuler la question : Plutôt que de poser un choix entre A ou B, il est utile de demander : "Comment pouvons-nous tirer parti des deux options ?". L’objectif n’est pas de couper (100%) mais de réduire les coûts tout en maintenant les services.
  4. Comprendre les besoins de chaque polarité : Par exemple, la réduction des coûts vise à augmenter l'efficience, tandis que la qualité du service reste primordiale. L’enjeu est de trouver comment réduire les coûts sans sacrifier la qualité des soins. Certains vont créer une équipe pour étudier les coûts et une autre pour analyser les services
  5. Identifier les éléments essentiels : Par exemple, transférer un service moins demandé ou joindre deux services parallèles pour diminuer les coûts. Ou encore, augmenter la technologie pour réduire les coûts et même investir pour améliorer.

Conditions de succès (6)(8) :

Pour que la pensée paradoxale fonctionne, plusieurs conditions sont nécessaires :

  • Les dirigeants doivent accepter qu’il y ait une dualité et faire preuve de transparence, car ils vivent les mêmes tensions que les autres cadres. Cela permet d’être empathique envers les autres.
  • Ne pas mettre de pression indue et ne pas privilégier l’une des polarités (la coupure ou le service). Si l’on privilégie la coupure, le service en souffrira inévitablement. Il faut favoriser les deux en acceptant d’avoir moins de coupure tout en conservant un service adéquat.
  • Accorder du temps aux équipes pour aborder ces oppositions. Mettre de la pression inhibe le développement de solutions créatives.
  • Faire participer les divers niveaux de décision.
  • Réfléchir « hors des sentiers battus ».
  • Permettre l’erreur et en tirer des leçons (si l’erreur n’est pas permise, les solutions novatrices seront exclues).
  • Être humble, reconnaître ses erreurs.
  • Être flexible, favoriser la bienveillance et une ouverture d’esprit aux autres.

 

Leçons tirées de l’expérience

Dans les années 1990, nous avions le défi de développer des services ambulatoires tout en devant diminuer les budgets. Malheureusement, l’un des éléments s’est retrouvé au premier plan, soit « couper » alors que « ambulatoire » est devenu secondaire. À la lumière de ce résultat, si nous avions moins coupé et investi en première ligne, cela nous aurait permis de mieux développer les services ambulatoires et la première ligne pour finalement coûter moins cher (nous aurions atteint l’efficience demandée en développant les nouveaux services). Cette incitation nous a privés d’une pensée paradoxale.

Conclusion

La demande de réduction des coûts et de maintien des services dans le secteur de la santé est légitime, mais elle doit être abordée avec une stratégie appropriée. La pensée paradoxale, loin d’être un concept abstrait, peut offrir des solutions originales pour résoudre des dilemmes complexes, à condition d’adopter les règles et les conditions appropriées. En effet, il est impératif de respecter les conditions de succès ci-haut mentionnées, afin que les contradictions soient envisagées comme des opportunités de croissance, et non comme des obstacles à surmonter.

« Quand souffle le vent du changement, certains construisent des murs … d’autres des moulins.»

Proverbe chinois

2024-12

Gilles Tétu est président de TGCO Inc., coach professionnel certifié PCC(ICF) et auteur en gestion (Journal les affaires, infolettre ACSSS et infolettre Coach Québec.) Il a été cadre supérieur et directeur général dans le réseau de la santé ainsi qu’enseignant à l’Université Laval, conférencier au Québec et à l’international et consultant. Ses sujets d’enseignement au deuxième cycle universitaire ont été la négociation interpersonnelle, la communication et le coaching de gestion. Il donne des formations sur « 90 jours pour réussir » aux nouveaux cadres du réseau de la santé. Il fait aussi du coaching individuel et de groupe.

Bibliographie :

1- Julmi C. Crazy, stupid, disobedience : The dark side of paradoxical leadership,

2- Tétu G. La double contrainte et l’injonction paradoxale, Infolettre. 2023-10

3- Smith W.K., Lewis M.W.,Tushman M.L. « Both/and » leadership, Harvard business review.

4- Agile recherche network, Paradoxical leadership and how it can help

5- Schmouker O. Connaissez-vous le leadership paradoxal, Les affaires, 2024-03-19

6- Barlow J. Entretien avec Ivo Brughmans : le pouvoir du paradoxe, revue gestion, 2024-10-12

7- Lewis M.W., Smith W.K. Solving tough problems requires a mindset shift, Harvard business review, 2022-08-09

8- Pradies C. Pensée paradoxale et leadership agile, 2022,

9- Heracleous L., Robson D., Why the « paradox mindset » is the key to success, 2020-11-11,

Gilles Tétu, PCC Coach professionnel certifié PCC