Colibri : une ressource pour naviguer en ces temps surréalistespar Jimena Andino Dorato, PCC
« Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! »
Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »
Légende amérindienne
Depuis le début des mesures de confinement adoptées dans le contexte de la pandémie COVID-19, je me suis demandée ce que je pouvais apporter dans mon bec de colibri. La réponse est venue de mon histoire personnelle d’expatriée et de mon expérience professionnelle avec des personnes en transformation.
La situation actuelle nous met en effet face à un défi immense : changement, adaptation, acceptation du deuil de ce qui n’est plus, gestion de l’incertitude. Or, le monde de l’expatriation est un laboratoire d’expériences et d’apprentissages sur ces aspects. C’est pourquoi je me propose dans ce texte de tracer un parallèle entre ces deux univers et de partager avec vous un outil qui me semble pertinent.
La courbe du changement
La psychiatre suisse Elisabeth Kübler-Ross est connue pour avoir proposé un modèle en cinq étapes (le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l'acceptation) décrivant le ressenti de personnes en phase terminale. Fréquemment représenté sous la forme d’une courbe, il est souvent utilisé pour décrire le ressenti des individus face à un autre choc. Ces étapes n’étant pas nécessairement linéaires, il arrive souvent que l’on observe des aller-retours sur la courbe.
Non exempt de critiques, ce modèle est également couramment employé pour expliquer les étapes dans d’autres situations de changement, notamment dans le cas de l’expatriation, moyennant quelques ajustements.
Ainsi, dans les situations plus traditionnellement analysées avec la courbe Kübler-Ross, la personne doit en général faire face à un déclencheur assez drastique, éventuellement deux ou trois, qui provoquent le changement. Dans l’expatriation en revanche, les personnes sont face à une multiplicité de déclencheurs simultanés. Je fais le même constat dans la situation actuelle.
Une autre distinction vient de l’intensité de la situation. En effet, dans le cas de l’expatriation comme dans la situation actuelle, si chaque situation était considérée de manière isolée, nous serions sans doute face à un niveau d’intensité modéré[1] et non drastique.
Face à cette multiplicité de déclencheurs à impact individuel modéré qui opèrent de manière simultanée dans un temps limité, il me semble intéressant d’ajouter quelques oscillations assez serrées à gauche de la courbe du changement traditionnelle inspirée du modèle de Kübler-Ross. Dans cette pré-courbe, les étapes sont les mêmes que celles que nous trouvons dans la courbe du changement proprement dite, mais les va-et-vient sont plus rapprochés et parfois moins prononcés.
Cette pré-courbe représente une période de changement constant et intense, une révolution émotionnelle qui vient tant de l’intérieur que de l’extérieur et qui se projette dans l’incertitude et qui mènera par la suite à une nouvelle réalité, plus stable[2]. Dans cette période, on explore différentes solutions possibles, c’est de là qu’émergera une nouvelle voie qui conduira à la deuxième partie de la courbe, avec des oscillations moins prononcées.
La courbe de l’expatriation
La pyramide de Maslow me semble une métaphore intéressante pour illustrer la multiplicité de déclencheurs simultanés qui opèrent au moment de cette pré-courbe. En effet, certains de nos besoins primaires peuvent ne pas être satisfaits à ce moment-là. Le fait de les identifier aide à nommer les émotions qui découlent de cette situation, ce qui constitue un premier pas dans la gestion du changement.
Par exemple, les personnes expatriées ressentent très fréquemment un bouleversement au niveau de leurs besoins d’appartenance, en particulier pour celui ou celle qui accompagne un conjoint muté : difficulté pour faire reconnaître les diplômes et/ou obtenir un permis de travail, perte de repères professionnels et des échanges avec les collègues, absence d’activités régulières à l’extérieur de la maison.
Or dans le cas de la pandémie actuelle, le télétravail peut susciter des questionnements similaires. On peut par exemple se demander si on a les compétences requises pour travailler de manière virtuelle, que ce soit dans l’opérationnel que le relationnel.
On observe aussi souvent un sentiment d’insécurité dans les deux cas. Lorsque l’on arrive dans un nouveau pays, le rapport aux autorités change, on n’est plus sûr de la façon de se conduire dans la rue. La méconnaissance du système médical local suscite également des peurs. Dans le cas de la COVID-19, les informations reçues sur la surcharge des services hospitaliers peuvent être tout aussi anxiogènes. Il en va de même pour les nouveaux codes de distanciation physique, le port de gants et de masques, les files d’attente devant les magasins, les restrictions en matière de déplacement contrôlées par la police, toutes ces mesures qui ont été mises en place pour assurer la sécurité des personnes, sanitaire cette fois.
Le socle même de la pyramide, qui concerne l’habitation et la nourriture, se trouve lui aussi bouleversé. Les personnes qui s’expatrient laissent derrière elles un lieu de vie bien installé pour un foyer inconnu. Dans les épiceries, comprendre la signalétique, les marques et la qualité des produits devient sportif quand les codes changent d’un pays à l’autre, d’autant que la langue est souvent un obstacle ! Parallèlement, nous devons aujourd’hui respecter des mesures de distanciation sociale, réaménager d’urgence des espaces de la maison en bureau ou en salle de classe, tandis que nous sommes invités à planifier davantage nos achats alimentaires pour limiter les sorties.
Le cumul de bouleversements que vivent les personnes qui s’expatrient se traduit souvent par une profonde quête identitaire, précédant un changement qui met un certain temps à advenir. C’est seulement à ce moment-là que l’on aborde la deuxième partie de la courbe, avec des oscillations moins serrées mais des pics parfois plus prononcés. J’y vois un parallèle avec la situation actuelle, la pré-courbe correspondant à l’étape de confinement et la courbe proprement dite représentant la période du dé-confinement et l’installation d’une nouvelle forme de normalité.
Un dernier point me paraît important à soulever. En effet, tant l’expatriation que les mesures de distanciation sociale en vigueur aujourd’hui conduisent soit à une forme d’isolement, soit à des cohabitations plus ou moins forcées et d’une intensité inhabituelle avec les autres membres de la cellule familiale. Cela peut donner lieu à une superposition de courbes où les membres d’une même famille peuvent se trouver au même moment à des étapes différentes du processus. Un autre déclencheur qui se superpose !
Ma proposition de colibri
Dans le cadre de mes séances de coaching interculturel ou en expatriation, j’ai entendu plus d’une fois les personnes que j’accompagne me dire : « je vais coller la photo de la courbe sur mon frigo/mon ordi/mon mur au bureau », « le simple fait de la voir et de comprendre les étapes me calme ! » ou encore « cette image va m’aider à me rappeler que je dois chercher à comprendre ce qui se passe en moi et chez les autres ».
Par ailleurs, d’un point de vue personnel, j’ai ressenti un « déjà vu » émotionnel assez surprenant face à la situation inédite que nous vivons aujourd’hui. Un déjà vu qui m’a renvoyée à plusieurs expériences vécues lors de mes expatriations.
C’est pour cela que j’ai eu envie aujourd’hui de partager avec vous cette courbe du changement que l’on utilise en expatriation, et vous inviter à y voir une stratégie susceptible de vous aider à mieux gérer les différentes émotions qui pourraient apparaître en période de confinement et déconfinement. Un petit geste de colibri, certes, mais qui pourra peut-être aussi vous accompagner face à d’autres changements brusques venus bousculer vos besoins fondamentaux
[1] Tout est relatif, bien sûr. L’impact peut en effet être également élevé, voire drastique, dans l’expatriation comme dans la pandémie actuelle. C’est le cas par exemple aujourd’hui pour les personnes atteintes du COVID-19 ou pour le personnel soignant.
[2] Je fais ici un petit parallèle avec la théorie de Thomas Kuhn, auteur qui promulgue l’existence d’une révolution scientifique avant l’arrivée d’un nouveau paradigme.