Sortir de la dictature de l’urgence dans l’entreprisepar J.-M. Phelippeau / M. Lozeau
Nous sommes heureux d’accueillir à Coach Québec des auteurs de la grande communauté francophone des coachs. Ce mois-ci, nous vous présentons un article écrit par Michel Lozeau, un coach québécois qui pratique maintenant à Paris, et son collègue français Jean-Marc Phelippeau. Tous les deux sont des coachs de dirigeants.
Pour ne pas se perdre dans la dictature du court terme induite par les exigences des marchés et par les nouvelles technologies, un travail personnel approfondi d’examen et d’élaboration lucide des critères d’une vie réussie est une nécessité qui s’impose aujourd’hui à tout dirigeant et manager plus que jamais.
« Travailler sans recul, c’est bon pour un canon... » (1) - mais pour un être humain adulte?
La dictature actuelle de l’urgence et de l’ultra court terme dans les entreprises est souvent présentée comme un sous-produit de la financiarisation de l’économie. Le rythme des trimestres financiers bat la mesure des activités des managers, leur imprimant de surcroît une trajectoire en « montagnes russes » épuisante. D'autre part, les outils informatiques, Internet et mobiles, accélèrent considérablement les interactions entre les différents acteurs économiques et accentuent ainsi la sensation d'étourdissement du manager et même du dirigeant, qui peine à avoir prise sur le déroulement de ses semaines.
Aujourd’hui, la ligne d’horizon de la grande majorité de nos clients dépasse rarement les douze mois, et, compte tenu de la fréquence accrue des changements dans l'environnement global des affaires, un exercice de projection de trois ans dans le temps s’apparente pour eux à une expérience de saut vers l’infini !
Les conséquences de cette vie dans l’instant peuvent être un désenchantement et une perte de sens parfois mortifères. Car le sens, qu’il s’agisse de celui qu’un être humain donne à sa vie ou même de la raison d’être d’une entreprise, ne peut s’enraciner que dans une vision à long terme. Pour un être humain, la réflexion sur la finalité - et donc le terme - de sa propre vie est même un moteur essentiel de la recherche de sens. Notre expérience d’accompagnement de dirigeants nous enseigne que lorsque cette finalité personnelle est claire et s’harmonise avec la mission de l'entreprise, la qualité du leadership et le succès dans les affaires sont le plus souvent au rendez-vous.
Mais avant de parvenir à cette rare adéquation des finalités personnelles et d'entreprise, nous entendons régulièrement des dirigeants nous dire, dans l’intimité d’un accompagnement individuel, « je suis enfin parvenu à la tête de cette entreprise de plusieurs milliers d’employés, et alors ? ». Ils se demandent quels dirigeants ils veulent être, quelle trace ils souhaitent laisser, quelle boussole utiliser pour guider leur action (au-delà du respect de l’exigence de profitabilité), voire pourquoi ils sont là.
Triste constat: nombre de nos esprits parmi les plus brillants laissent la fin du trimestre ou de l’année fiscale de leur entreprise borner leur pensée et, parfois, appauvrir leur vie.
Au-delà de la sphère professionnelle, ne pas piloter ses journées à l’aune d’une perspective de vie à très long terme expose même à se tromper tragiquement de priorités; par exemple, en préférant les gratifications immédiates que peuvent offrir la réponse à des urgences professionnelles (satisfaire un client ou son patron, diminuer la pile de ses courriels en attente) plutôt qu’à cultiver au quotidien ses relations avec ses amis, son couple ou à prendre soin de l’éducation de ses enfants (2) – dont la réussite, il est toujours bon de souligner l’évidence, ne se mesure vraiment que sur plus de vingt ans… Vingt ans, voilà typiquement un délai un peu long pour un « feedback positif », pour celui qui n’est pas au clair sur ses critères de succès dans la vie !
« Choose your destiny or someone else will »
Mais est-il possible de trouver un sens à sa vie professionnelle dans le contexte de « dictature » du court terme évoqué au début de cet article? Nous pensons que oui, à condition de se ménager un espace régulier et rituel de prise de recul, qu’il s’agisse d’une séance de coaching individuel ou de toute autre démarche de croissance personnelle. En fait, une fois ce travail sur soi engagé, il deviendra plus facile de subir les agressions des rythmes trimestriels sans perdre de vue un cap à plus long terme, qui agira comme le phare aperçu entre deux vagues pour éviter les récifs dans une mer agitée – et de gagner ainsi à la fois en cohérence et en résilience.
Faire émerger sa « mission de vie », ou son « personal mission statement », pour reprendre les termes de Stephen Covey(3), est une exploration qui nécessite de se projeter à la fin ou à l’infini, c’est-à-dire à penser son épitaphe ou l’article que l’on aimerait lire sur soi sur Wikipédia après sa mort.
Cette tâche, exaltante ou angoissante, n’est hélas jamais urgente. Elle est juste essentielle, pour qui veut véritablement être sujet de sa vie et non réaliser les projections de ses parents ou, par conformisme, de son entourage. Elle nécessite du temps et implique de s’extraire du quotidien pour se révéler à soi-même.
Un coaching individuel est évidemment l’occasion de choisir ou de confirmer sa mission de vie et ses critères de mesure, même s’il s’agit là rarement de son objectif explicite. La meilleure connaissance de soi, celle des perceptions que nous engendrons, la prise de conscience de nos vulnérabilités et de nos influences donnent l'occasion de faire le ménage dans nos croyances à notre propre sujet. À l'occasion, un tel travail de lucidité provoquera des inflexions significatives dans nos choix de vie et comportements, compte tenu du cap à long terme que nous voulons désormais suivre. En conscience.
(1) Servan-Schreiber, Jean-Louis (2010) Trop vite!, Paris : Albin Michel
(2) Christensen, Clayton M.How will you measure your life Harvard Business Review, July-August 2010.
(3) Covey, Stephen.(2004)The 7 habits of highly effective people,New York: Free Press