L’aveuglement des coachs : un problème en principe et un défi pour la supervisionpar Yvon Chouinard
Introduction
Plusieurs dimensions de la relation entre le coach et son client ont déjà été explorées dans le cadre de diverses recherches, dont celle de Louis Baron et Lucie Morin de l’UQAM.1 Les résultats de la recherche de Baron et Morin démontrent par exemple que la relation coach-coaché joue un rôle sur le développement du sentiment d’efficacité personnelle de la personne coachée. D’autre part, ces deux chercheurs ont identifié quatre corrélats significatifs ayant une influence sur la relation : le sentiment d’efficacité personnelle du coach concernant sa capacité de faciliter des résultats et des apprentissages chez son coaché, la motivation du coaché à mettre en pratique ses nouvelles habiletés acquises, sa perception par rapport au soutien obtenu de son supérieur immédiat et le nombre d’entretiens de coaching qui ont eu lieu.
Tatiana Bachkirova 2 de la Faculty of Business de Oxford Brookes University en Angleterre, a récemment exploré une autre dimension de la relation coach-coaché qui peut avoir un impact significatif sur les retombées du coaching, soit l’aveuglement du coach et parfois du coaché. Il existe un peu de littérature sur le sujet de l’aveuglement en psychothérapie, mais il a n’a jamais été abordé en coaching car le coaching étant fortement influencé par la psychologie positive, l’expression peut sembler trop critique à certaines personnes.
Il n’est pas nécessairement question d’aveuglement volontaire dans cet article, car l’aveuglement peut prendre différentes formes. Mentionnons seulement l’aveuglement inattentionnel lorsque notre concentration sur un élément particulier d’une situation entraîne une disparition quasi littérale des autres éléments.
Donc, comme être humain, nous faisons l’acquisition de cadres de pensée, et ensuite nous ne pouvons pas nous en débarrasser facilement et avoir un regard neuf sur le monde pour voir les choses autrement. Ceci entraîne, comme le disait l’auteur William James : « une certaine forme d’aveuglement. » 3 Un coach qui a appris à regarder d’une certaine façon en utilisant certains concepts et certaines techniques, pourrait manquer d’observer des choses évidentes.
Aveuglement: une définition
Pour bien comprendre ce qu’est l’aveuglement du coach, Bachkirova, qui a publié les résultats de sa recherche dans Coaching : An International Journal of Theory, Research and Practice, a retenu les conditions suivantes pour que l’aveuglement se manifeste :
- Une personne croit en quelque chose qui est en contradiction avec l’information ou la connaissance qu’elle possède déjà;
- Cette croyance est persistante et la personne a une raison ou une motivation pour la maintenir;
- La personne agit de manière à ne pas obtenir l’information non voulue;
- L’information que la personne ne reconnaît pas est vérifiable.
Donc, l’aveuglement n’est pas une erreur cognitive ou de perception, mais le fait que des personnes favorisent d’abord de l’information qui reflète leurs buts ou leurs motivations avant de considérer de l’information contraire. Par exemple, dans une relation de coaching qui est bien amorcée, un coach peut considérer qu’il est heureux des résultats initiaux et maintenir cette croyance alors que la nouvelle information pourrait l’instruire du contraire. Il peut arriver que ce soit de la simple nonchalance, mais souvent des signaux forts sont ignorés, malgré l’évidence qui se manifeste devant ses yeux, car l’accepter remettrait en cause sa croyance initiale.
Le phénomène d’aveuglement existe aussi chez les clients qui peuvent filtrer l’information qu’ils donnent pour des raisons personnelles et se comporter en conséquence. Ils peuvent aussi faire une fausse évaluation de leurs actions et de leurs habiletés pour gonfler leur estime de soi ou créer une impression favorable chez les autres, dont son coach. Normalement, les coachs expérimentés sont capables de développer des stratégies qui permettent aux clients d’améliorer la qualité de leur perception, ce qui réduit le phénomène d’aveuglement.
Ce qui est plus sérieux et dommageable dans la pratique du coaching est l’aveuglement du coach qui regarde la situation du client à travers le filtre de ses propres insécurités et autres motifs personnels. Un tel aveuglement peut réduire considérablement sa capacité d’élargir les prises de conscience du client. Par exemple, un coach peut trop facilement s’associer aux points de vue du client et ainsi rendre un mauvais service à l’organisation qui lui a confié la personne en coaching, si c’est le cas.
Objectifs et modalités de la recherche
Le but de la recherche exploratoire de Bachkinora était justement d’examiner l’aveuglement à partir de la position de ceux qui sont particulièrement intéressés par le sujet, dans le but de minimiser ce phénomène chez les coachs, soit les superviseurs de coachs. Elle voulait identifier comment les superviseurs conçoivent l’aveuglement chez les coachs, quels sont les facteurs qui contribuent à l’aveuglement dans le champ du coaching, comment ils reconnaissent l’aveuglement dans leur pratique et finalement quels types potentiels d’intervention peuvent influer sur l’aveuglement des coachs.
La chercheure a donc recruté six superviseurs très expérimentés (4 hommes et 2 femmes) dont l’âge variait entre 46 et 62 ans avec plus de 20 ans d’expérience comme coachs et plus de 7 ans comme superviseurs de coachs. Pour mener son enquête, elle a choisi de faire des entrevues en profondeur en utilisant l’approche Conceptual Encounter (« rencontre perceptuelle ») de Joseph de Rivera, qui part de l’exploration d’un modèle de base qui est ensuite modifié au fur et à mesure des rencontres.4
L’aveuglement existe bel et bien chez les coachs
Les participants à la recherche n’ont pas hésité à donner des exemples d’aveuglement chez les coachs qu’ils supervisaient et chez eux-mêmes lorsqu’ils agissent comme coachs, reconnaissant que cela faisait partie de la nature humaine.
Parmi les exemples de manifestations comportementales associées à l’aveuglement, des superviseurs citaient des occasions où ils franchissaient les barrières du coaching pour travailler sur des problématiques qui pouvaient être mieux traitées en psychothérapie. Ils pouvaient aussi mettre trop de pression sur le client pour des raisons qui étaient propres au coach. Il leur était aussi arrivé d’ignorer des dilemmes de nature éthique ou encore d’avoir une attitude collusoire avec des clients possédant beaucoup de pouvoir.
Les participants ont reconnu que l’aveuglement était souvent induit par la peur ou des considérations de gain. Les gains les plus typiques qui furent mentionnés sont le sentiment de réussite personnelle comme coach et l’importance de conserver le contrat de coaching. La peur concernait surtout la peur d’être rejeté par le client.
Même si les participants voyaient l’aveuglement comme un phénomène individuel, ils l’associaient aussi à des contextes plus larges, comme les relations de pouvoir, la culture organisationnelle et les différents discours en vogue sur le coaching. Par exemple, si un coach n’avait pas été confortable avec les aspects de la vie organisationnelle dans une carrière antérieure, il peut tenter de décontextualiser le client de son environnement organisationnel, alors que le client a justement besoin de l’intégrer pour mieux fonctionner. Si le coach ne reconnaît pas l’apport de son propre historique dans le processus de coaching, ses interprétations peuvent inconsciemment en être contaminées.
Le courant très fort de la psychologie positive sur la conception du coaching a soulevé des inquiétudes chez les participants. En effet, croire que la psychologie positive est le fondement théorique le plus approprié pour le coaching peut créer des attentes irréalistes chez les coachs ce qui en retour peut mener à l’aveuglement si les retombées du coaching ne cadrent pas avec ce concept. C’est ainsi qu’un des participants disait : « Il y a une sorte de devise en coaching selon laquelle vous pouvez faire ou accomplir n’importe quoi. Il s’agit d’une façon de regarder le monde en évitant ou en niant les choses déplaisantes. »
L’influence de la supervision
Les participants ont généralement reconnu que le sujet de l’aveuglement était complexe et exigeait de considérer un large éventail de facteurs. Toutefois, ils ont aussi indiqué que la meilleure manière d’explorer ses tendances à l’aveuglement comme coach était de le faire avec un superviseur d’expérience.
Cependant, ce travail d’exploration de ses zones d’aveuglement exige que le superviseur offre une atmosphère sécuritaire où il est possible pour le coach de sentir qu’il a la permission d’être imparfait et qu’il y a de la place pour les côtés ombragés de sa pratique.
D’un autre côté, les participants ont affirmé qu’il ne fallait pas sous-estimer la difficulté de réduire ou d’éliminer les aveuglements, car ils font partie intrinsèque de notre condition d’êtres humains. « Obtenir de la supervision ne veut pas dire que vous tomberez moins souvent dans le piège de l’aveuglement, mais vous allez sans doute le remarquer plus rapidement quand vous glissez dans cette direction », disait l’un d’eux.
Conclusion et implications pour les coachs
La supervision des coachs ICF n’est pas encore obligatoire, mais l’organisme de certification a déjà commencé à établir les bases d’une réflexion à ce sujet qu’on peut d’ailleurs retrouver sur son site. 5 L’ICF y rappelle que dans certaines parties du monde, dont l’Angleterre, la supervision des coachs est devenue une pratique courante. D’autre part, de plus en plus d’organisations qui requièrent des services de coaching exigent que les coachs qu’ils embauchent reçoivent de la supervision dans leur pratique.
Pour se sensibiliser aux caractéristiques et aux bienfaits de la supervision, il existe quelques ouvrages, dont celui de Danièle Darmouni et René-David Hadjadj intitulé La supervision des coachs. 6 L’auteure de la recherche décrite dans cet article Tatiana Bachkirova, a édité un ouvrage collectif sous le titre Coaching & Mentoring Supervision et qui présente divers modèles de supervision.7 Finalement, un autre ouvrage collectif intitulé Supervision in Coaching. Supervision, Ethics and Continuous Professional Development aborde de manière plus précise comment un coach peut assurer son développement professionnel continu.8
Entre temps, sans doute qu’il faut s’inspirer de l’exemple du détective Sherlock Holmes le célèbre personnage de Sir Arthur Conan Doyle. Il y a un passage dans l’un des romans de l’auteur concernant les marches des escaliers qui mènent à la résidence que Holmes occupe avec le Dr Watson. Le Dr Watson est incapable de se souvenir du nombre de marches. «Je croyais pourtant avoir d’aussi bons yeux que vous», dit Watson à Holmes.
« Ce qui fait la différence », répondit Holmes à son ami, « c’est la manière dont les yeux sont utilisés. Vous voyez, mais vous n’observez pas. Je sais qu’il y a 17 marches » continua-t-il, « parce que j’ai à la fois regardé et observé.»
- Baron, L. & Morin, L. (2009). The Coach–Coachee Relationship in Executive Coaching: A Field Study, Human Resources Development Quarterly, 20(1) 85-106
- Bachkirova, T. (2015) Self-deception in coaches: an issue in principle and a challenge for supervision. Coaching: An International Journal of Theory, Research and Practice. 8(1) 4-19, http://www.tandfonline.com/action/showCitFormats?doi=10.1080/17521882.2014.998692
- Apter, M.J. (2003). On a certain blindness in modern psychology. The Psychologist, 16(9), 474-475. Traduit par Eric Loonis. http://www.reversaltheory.net/files/Psychologist_Apter-fr.pdf
- De Rivera, J. (1981). Conceptual encounter : A method for the exploration of human experience. Washington, DC: University Press of America
- ICF position regarding Coaching Supervision http://coachfederation.org/credential/landing.cfm?ItemNumber=2212
- Darmouni, D. & Hadjadj, R.-D. (2010). La supervision des coachs. Enjeux, pratique et méthode. Paris : Eyrolles, Éditions d’Organisation.
- Bachakirova, T., Jackson, P. & Clutterbuck, D. (Éditeurs) (2011). Coaching & Mentoring Supervision. Theory and Practice. Berkshire, England : Open University Press, McGraw-Hill Education
- Passmore, J. (Éditeur) (2011). Supervision in Coaching. Supervision, Ethics and Continuous Professional Development. London : Kogan Page Limited